Les effets paradoxaux des dernières réformes de la formation initiale sur la créativité des Professeurs des Écoles
Christophe Joigneaux  1@  
1 : CIRCEFT-ESCOL
Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne (UPEC)

Un des principaux objectifs de la réforme dite de la « mastérisation » des IUFM (2010-2011) puis de la création des ESPE (2013-2014) était de consolider le mouvement de « professionnalisation » du métier d'enseignant, notamment en élevant le niveau de recrutement et en initiant les futurs enseignants à la recherche. Ce mouvement est notamment sous-tendu par le postulat suivant : un plus haut niveau de compétences des enseignants nouvellement formés doit leur permettre d'être plus réflexifs sur les difficultés d'apprentissages de leurs élèves et sur leurs propres pratiques d'enseignement, et donc d'être potentiellement plus créatifs (Sternberg, 2006, p. 89) sur le plan pédagogique et sur celui de la lutte contre les inégalités socio-scolaires.
Dans quelle mesure ce postulat a-t-il été vérifié dans les faits ? Nous avons travaillé cette question au moyen d'une série d'enquêtes par suivis longitudinaux combinant dix années d'observations et d'entretiens répétés, ainsi que des questionnaires administrés à grande échelle (Broccolichi, Joigneaux & Mierzejewski, 2018).
Les principaux résultats qui s'en dégagent rejoignent ceux qu'on peut trouver au sein des travaux sur la créativité ou sur les actions publiques relatives à la littératie émergente, du moins ceux qui s'inscrivent dans une perspective socioculturelle (Glăveanu, 2017 ; Joigneaux, 2013) :
- les effets de ces réformes de la formation initiale sur la réflexivité et la créativité des enseignants sont très sensibles à la variété des contextes dans lesquels ces derniers débutent ;
- plus spécifiquement, ils dépendent fortement de l'importance ainsi que de la nature du soutien et de l'encadrement dont les enseignants débutants peuvent bénéficier.
Ainsi, alors qu'ils reconnaissent au tout début de leur formation initiale leur éventuelle responsabilité concernant les difficultés que peuvent rencontrer les élèves et donc en matière de lutte contre les inégalités scolaires, les professeurs des écoles débutants se montrent ultérieurement beaucoup plus réticents sur ce plan, surtout à l'issue de séries d'expériences dans les contextes d'exercice du métier les plus difficiles, qui se caractérisent autant par un cumul de difficultés pédagogiques que par l'absence de soutiens, d'accompagnements et d'aides institutionnels qui pourraient permettre d'apprendre à les surmonter. Or, en France, en raison du mode d'attribution des postes et de la faiblesse de la formation continue, c'une grande majorité d'enseignants débutants qui rencontrent un tel cumul de difficultés. Cela se traduit notamment par une tendance à essentialiser les causes de ces difficultés d'apprentissage de leurs élèves dans la mesure où ils ne considèrent plus que celles qui sont externes à l'école (médicalisation de l'échec scolaire ou adoption de thèses culturalistes), donc indépendantes de leur pouvoir d'action. Et le plus souvent, l'émergence et le développement de telles représentations accompagnent et justifient l'abandon des expérimentations de stratégies pédagogiques visant à étayer les apprentissages des élèves les plus en difficulté. Ce qui est plutôt paradoxal au regard des objectifs visés par les dernières réformes de la formation initiale. 

MOTS CLES
Enseignants débutants, professionalisation, formation initiale, inégalités socio-scolaires, réflexivité et créativité, difficultés des élèves, représentations

The paradoxical effects of the latest reforms of initial training on the creativity of school teachers

ABSTRACT
One of the main objectives of the reform known as the "mastering" reform of the IUFMs (2010-2011) and then the creation of the ESPEs (2013-2014) was to consolidate the movement to "professionalize" the teaching profession, in particular by raising the level of recruitment and introducing future teachers to research. This movement is underpinned in particular by the following premise: a higher level of skills among newly trained teachers should enable them to be more reflective about their pupils' learning difficulties and their own teaching practices, and thus potentially more creative (Sternberg, 2006, p. 89) in terms of teaching and the fight against socio-educational inequalities.
To what extent has this assumption been verified in practice? We worked on this question through a series of longitudinal follow-up surveys combining ten years of observations and repeated interviews, as well as questionnaires administered on a large scale (Broccolichi, Joigneaux & Mierzejewski, 2018).
The main findings are similar to those found in the work on creativity or on public actions related to emergent literacy, at least from a socio-cultural perspective (Glăveanu, 2017; Joigneaux, 2013):
- the effects of these pre-service reforms on teachers' reflexivity and creativity are very sensitive to the variety of contexts in which they begin;
- more specifically, they are highly dependent on the extent and nature of the support and supervision available to beginning teachers.
Thus, while they recognize at the very beginning of their initial training their possible responsibility for the difficulties pupils may encounter and thus for combating inequalities in education, teachers in beginning schools subsequently show themselves to be much more reticent in this respect, especially at the end of a series of experiences in the most difficult professional contexts, which are characterized as much by an accumulation of pedagogical difficulties as by a lack of support, accompaniment and institutional assistance that could make it possible to learn how to overcome them. In France, however, because of the way posts are allocated and the weakness of in-service training, the vast majority of beginning teachers encounter such cumulative difficulties. This is reflected in particular in a tendency to essentialize the causes of their pupils' learning difficulties insofar as they no longer consider only those that are external to the school (medicalization of school failure or adoption of culturalist theses), and therefore independent of their power of action. And more often than not, the emergence and development of such representations accompany and justify the abandonment of experiments in pedagogical strategies aimed at supporting the learning of the most disadvantaged pupils. This is rather paradoxical in view of the objectives targeted by the latest reforms of initial education.

KEYWORDS
Beginning teachers, professionalisation, initial training, socio-educational inequalities, reflexivity and creativity, pupil difficulties, representations

REFERENCES
Broccolichi S., Joigneaux C. & Mierzejewski S. (dir.) (2018). Le parcours du débutant. Enquête sur les premières années d'enseignement à l'école primaire, Arras : Presses Universitaires d'Artois.
Glăveanu, V. P. (2017). A Culture-Inclusive, Socially Engaged Agenda for Creativity Research. The Journal of Creative Behavior, 51(4), 338-340
Joigneaux C. (2013). Note de synthèse : La littératie précoce. Ce que les enfants font avec l'écrit avant qu'il ne leur soit enseigné. Revue Française de Pédagogie, 185, 117-162.
Sternberg, R. J. (2006). The Nature of Creativity. Creativity Research Journal, 18(1), 87-98.


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